A vous écouter parler passionnément de votre carrière, on aimerait savoir ce que vous répondriez aux femmes qui mettent leur carrière professionnelle en berne pour se consacrer uniquement à la famille ?
C’est un choix. Mettre sa carrière en berne pour se consacrer à 100% à son mari et ses enfants, c’est un choix que je respecte. Il faut savoir que c’est aussi un travail. S’il fallait évaluer le temps que les femmes mettent pour assurer la gestion de leur famille, on se rendrait compte qu’il est aussi important que celui que l’homme lui-même, désengagé des responsabilités familiales, met pour son travail. Donc, les femmes au foyer remplacent le cuisinier qu’on aurait recruté, l’agent d’entretien, la répétitrice… De ce fait, vous avez en une femme qui se consacre à sa famille quatre à cinq personnes.
S’il fallait évaluer, c’est énorme ! Moimême j’ai fait ce choix quand j’attendais ma fille aînée, Isabelle. J’étais cadre avec un poste de responsa - bilité à Cimencam, j’ai choisi de mettre ma carrière entre parenthèses. J’ai choisi de suivre mon mari en Côte d’Ivoire. Après la naissance de ma première fille, je suis de nouveau tombée enceinte. Sa cadette est née un an après. Mais neuf mois plus tard, j’ai décidé de me remettre en selle. Alors, doit-on s’arrêter définitivement ou le temps de donner vie aux enfants pour bien s’organiser, pour trouver une autre forme d’épanouissement profes sionnel ? C’est un choix. A mon avis, toutes les femmes sont libres.
Si j’avais un conseil à donner à mes soeurs, ce serait de leur dire : c’est bien de faire un choix à un moment donné, mais pensez également que nous avons notre part à apporter à la société. On a des techniques de gestion particulières : on gère avec passion, amour, avec une forme de gouvernance permanente et avec attention. Toutes les femmes sont utiles pour accompagner le développement de notre pays. Il ne s’agit pas d’avoir un grand bagage intellectuel. Mais il s’agit d’apporter un plus au niveau où l’on se trouve. C’est épanouissant et permet que les femmes, qui représentent 52% de la population camerounaise, soient des actrices sur le terrain.
Ne pensez-vous pas que le confinement de la Femme aux tâches ménagères soit la résultante de l’impact des habitudes culturelles ?
(Animée) Effectivement. Culturellement, on voit la Femme au foyer. Quand j’ai été maire pour la première fois dans une ville traditionnaliste comme Bangangté, les gens disaient que je n’allais pas réussir. Car, comment s’imaginer qu’une femme puisse donner des instructions à un homme ? Bangangté est une ville qui est restée très traditionnaliste. Je profite de votre tribune pour saluer le roi qui est également resté très traditionnaliste, mais qui, sur le plan de la considération de la Femme, a autorisé que ses épouses aient un emploi, alors que mon grand-père (il était roi.
Je suis princesse de la Chefferie de Bangangté) refusait que les femmes travaillent. Les filles ne devaient pas travailler. Il fallait attendre qu’on sélectionne le bon mari pour elles. Celui qui est capable d’épouser une princesse. Avant, très souvent, mes tantes n’allaient pas à l’école. Les choses évoluent néanmoins. Il est plus qu’urgent que l’on fasse plus confiance aux femmes, pour leur permettre d’apporter leur contribution à la construction de nos Etats.
Selon des statistiques d’Onu-Femmes/ Cameroun, très peu de femmes ont accès àla propriété foncière. Avec vous, peut-on espérer que l’approche genre soit encore mieux ciblée dans les politiques urbaines ?
(Sérieuse) L’approche genre doit, plus qu’hier, être prise en compte dans les politiques urbaines. Prenons le cas des latrines. Les écoles sans latrines ont un taux de fréquentation faible par les petites filles. Car, les mamans se rendent compte que leurs enfants auront du mal à se mettre à l’aise, différemment des petits garçons. J’ai fait l’expérience en tant que maire. Lorsque nous avons installé des latrines écologiques dans certains établissements, le taux de fréquentation par les filles a augmenté. Il est important d’intégrer l’approche genre dans les politiques urbaines, pour préserver la dignité de la femme, son intimité et pour lui permettre de pouvoir donner, sans complexe, au même titre que l’homme, le meilleur d’elle-même. Je voudrais parler également de genre de manière générale. On ne peut pas élaborer des politiques urbaines sans penser aux handicapés, aux aveugles. Très souvent, on limite le genre à la Femme. Mais le genre, c’est la qualité de la personne humaine. Les politiques urbaines doivent intégrer tous ces aspects.
Vous êtes une femme de caractère, une femme forte, si bien que l’on se demande si vous avez déjà été ébranlée dans votre vie ?
(Elle respire) Le décès de mon père a été une épreuve très difficile pour moi. Le 30 avril 1979 est une date marquée au fer rouge. C’est un moment où une jeune fille, très aimée par son père, peut se dire : «tout est fini pour moi, qu’est-ce que je deviens ?» J’ai failli me jeter dans un lac, tant j’étais désorientée.
Justement, les enfants préférés ont très souvent les problèmes avec le reste de la fratrie. Etait-ce votre cas ?
(Posée) Non. J’étais un garçon manqué. Mon père m’a tellement aimée, que je faisais tout ce que je voulais. On ne me coiffait pas. Très chouchoutée, si ça me faisait mal, il disait : «rasez-la, si elle ne veut pas qu’on lui peigne les cheveux». Jeune, je n’avais pas de problèmes avec mes frères. C’est adulte que cela est arrivé.
De votre parcours, qu’est-ce qui vous aura le plus marqué (positivement comme négativement), en dehors du décès de votre père?
(Elle réfléchit) La naissance de ma première fille… Ce sont des instants privés…(Rire) la naissance de ma deuxième fille également. Sur le plan professionnel, j’ai refusé la France alors que j’y étais étudiante, pour rentrer au Cameroun et pouvoir accéder au centre universitaire sans complications. Après le centre universitaire, où je suis sortie major de ma promotion, j’écris au Chef de l’Etat, qui, sans me connaître, me fait intégrer l’Ecole de commerce de Douala.
Je suis un pur produit de l’Essec. Mes camarades étaient d’ailleurs là pour me féliciter. Ils ont saisi le Chef de l’Etat pour lui témoigner leur gratitude, parce que je suis le premier produit fabriqué au Cameroun qui accède à ce haut niveau de responsabilité. Quand j’imagine qu’enfant, j’allais à l’école dans des conditions assez rudimentaires…
Rudimentaires comment ? Pouvez-vous nous donner plus de détail Mme le Ministre ?
(Animée) Quand certains prétendent aujourd’hui que les choses n’avancent pas, je rigole ! J’étais à Batela, un quartier situé à presque 7km du lycée de Bangangté. Il n’y avait pas d’écoles maternelles, ni de C.E.S, ni de lycées. Je parcourais 7km pour aller au lycée. Il n’y avait pas de goudron. Les routes n’étaient pas bitumées. Et ce sont des conditions tellement difficiles qui font que quand j’arrive à la mairie et je vois que les choses ont évolué, je m’emploie à les renforcer. Quand je vois l’action du Chef de l’Etat qui a fait créer des établisse - ments scolaires partout, je fais un flashback de 30 ans.
Je vois cette jeune fille aujourd’hui qui ira à l’école maternelle à deux pas de sa maison, à l’école primaire, au lycée sans plus trop de peine. Ce sont des choses à saluer. Donc quand j’entends certains dire que rien n’est fait, je dis : «attention, il faut comparer avec une certaine époque». Les choses sont en train d’être faites. Les choses évoluent. Si chacun ne fait pas ce qu’il a à faire avec passion, avec amour, avec au bout, l’envie que son action impacte positivement le Cameroun, il n’aura pas compris qu’il est également utile à ce pays. Tout le monde est utile. Alors qu’est-ce qui m’a encore marqué dans mon parcours ? Les deux fois où j’ai été élue maire (Elle réfléchit)…
Certaines femmes disent que le jour de leur mariage est le plus beau jour de leur vie. Le vôtre ne vous a pas marquée ?
(Elle nous fixe dans les yeux, avant de lâcher) Ah, j’ai été mariée deux fois (éclats de rire). Il ne faut pas que Jean Pierre mon époux soit jaloux (rire). Le premier mariage était un mariage voulu. J’étais mariée à un Camerounais. C’est l’une des raisons pour lesquelles je ne voulais pas rester en France aussi. Car, j’avais laissé l’élu de mon coeur ici au Came - roun, je ne m’adaptais pas au climat français… Mais, j’ai fait un deuxième mariage (ses yeux pétillent) avec d’autres formes d’émotions et de plaisirs (rire).
Et ce 4 janvier 2019 reste un jour mémorable pour vous…
(Elle respire) Je n’oublierai jamais le décret du Président de la République du 4 janvier 2019. J’étais loin d’imaginer une telle issue.
Qu’est-ce vous avez fait ? Vous avez crié de joie ?
(Posée) Non, je n’ai pas crié. On était à table, mon mari et moi. J’avais une grande pression ce jour-là, parce qu’on recevait des partenaires qui financent un projet (le centre de bouts de vidange). Ils étaient déjà à Douala et ils repartaient très tôt le matin pour que l’on commence avec la cérémonie de réception à 10h. J’avais un agenda terriblement chargé ce week-end-là. Il fallait les accueillir, organiser la cérémonie, etc. Ce 4 janvier 2019, j’ai célébré mon dernier mariage à la mairie. Quand je finis de poser avec les mariés pour une photo-souvenir, un de mes collaborateurs me dit qu’il faut rentrer à la maison, parce qu’un nouveau Premier ministre vient d’être nommé. Je termine d’abord ma réunion avec les conducteurs de motos. Je rentre à la maison vers 19h. Sur place, j’annonce à mon mari qu’on mangera tôt ce soir au regard de mon emploi du temps du lendemain. En regardant la télé, on se cale sur la Crtv et on voit Alain Belibi avec le casque aux oreilles. C’est inédit ça. Mon mari me dit qu’on va nommer un nouveau gouvernement. La lecture commence. Et Alain Belibi lit : «Courtès» et il passe. Mon mari dit : «Tu es ministre». Je lui rétorque : «Pardon ?» (Rire). Je suis allée dans ma chambre. J’ai prié Dieu en lui disant merci. Je suis restée en grande intimité avec mon Dieu. Mon mari non plus n’a pas crié. Pendant ma prière, j’entendais les conducteurs de motos klaxonner de joie. Le 4 janvier est un jour qui m’a marquée de manière assez spéciale.
Le décret du 4 janvier, c’est également l’aboutissement d’un parcours jalonné d’obstacles. Quelle recette utilisiez-vous pour les franchir ?
(Animée) Les obstacles, j’en ai connus tellement. D’abord en tant que femme. Le regard que la personne en face de vous, pose sur vous en se disant que : comme c’est une femme, je vais avoir raison d’elle. C’est ce premier regard qui peut vous déstabiliser. Ce regard rabaissant, il ne faut pas le voir. Mais voir en face de vous une personne humaine avec laquelle vous pouvez échanger. Les obstacles que j’ai connus étaient donc liés à mon statut de femme et non à mes compétences ou mes capacités. Le plus choquant était que parfois, cela venait des personnes insoupçonnées. Des actes d’une barbarie incroyable, pouvant affecter vos enfants.
Mes enfants fréquentaient ici au collège Saint Jean. En 2015, lorsque les gens les ont agressées pour des raisons électoralistes, elles ont quitté le Cameroun. Mais face à toute ces violences, il faut être résiliant, avoir la foi, être sûr que notre action ne consiste pas à détruire l’autre, avec l’objectif d’assurer l’intérêt général. Comment je franchissais ces obstacles ? Je ne les regardais pas. Je travaillais, simplement. Et je crois qu’aujourd’hui c’est le travail qui a payé. Car, si vous perdez le temps à rendre les coups, vos ennemis seront toujours plus forts que vous.
Il faut se concentrer sur sa mission, ce pourquoi on est où on est, ce qu’on a à faire et continuer à le faire. Vous franchirez des obstacles aisément sans vous en rendre compte. Donc au final, il faut répondre par le travail. Donner le meilleur de soi-même, être loyal et honnête, voilà les recettes.
Vous êtes une grande militante de l’égalité des sexes. Que répondez-vous aux hommes qui estiment que cette politique rend les femmes «têtues» ?
(Posée) Têtues par rapport à quoi ou par rapport à qui ? Avez-vous déjà entendu dire d’un homme qu’il est «têtu» ? Jamais. Pourquoi on dit que les femmes sont têtues ? C’est une forme de violence. Le 8 mars est une journée qui interpelle sur toutes les formes de violences faites aux femmes, même des violences verbales. Doit-on dire qu’une femme est têtue parce qu’elle s’exprime, qu’elle joue son rôle dans le respect des libertés de l’autre ? On ne peut pas dire qu’une femme est têtue parce qu’elle revendique ses droits. On n’est pas sous tutelle (rire). C’est une complémentarité.
Enfant, aviez-vous déjà ce caractère bien trempé ? Pouvez-vous partager avec nos lecteurs votre enfance ?
(Calme) J’ai eu une belle enfance. Je suis née petite princesse de la chefferie Bangangté. J’ai grandi à travers le Cameroun au gré des affectations de mon père, qui était fonctionnaire de la police. Je suis née à Maroua, dans cette ville mon père était commandant de corps urbain [équivalent de commissaire de police aujourd’hui, Ndlr]. Puis, nous sommes allés à Ebolowa, Yaoundé, Nkongsamba… Donc, c’était une enfance pleine de tendresse, d’amour, de rêve de mes parents. Mon père avait beaucoup d’affection pour moi. Cela faisait l’objet de jalousie avec ma mère qui lui reprochait de trop me couver.
Une belle enfance qui a failli finir de façon tragique après le décès de mon père. J’avais 12 ans à l’époque. Mon grandpère voulait me marier à mes 15 ans. Pour lui, j’étais déjà prête pour le mariage. Heureusement que j’avais déjà ce fort caractère. Ça m’a sauvée. Le premier mari qu’il m’avait trouvé était un chef. Lorsque le chef s’est avancé vers moi, tout de suite, je l’ai remis à sa place (rire). Il a dit à mon grand-père : «elle ne va pas me laisser tranquille. Si une fille comme elle entre dans ma chefferie, elle va monter les autres femmes» (rire). Les différentes affectations de mon père m’ont permis de parler plusieurs langues locales.
Quand on a un agenda aussi surchargé que le vôtre, trouve-t-on du temps pour des hobbies ?
J’ai été pilote d’avion. Quand le temps le permet, j’aime à tourner autour des sites, pour admirer la nature, les lacs. J’aimais jouer au golf, marcher, jouer au tennis. Aujourd’hui, c’est le travail mon hobby.